Loi "anti-burqa" et ordre public : la démocratie en danger ? (Partie 4/4)

Publié le par Hilmar Braken

 

 

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III.   La validation d’une loi antidémocratique par le Conseil constitutionnel

 

 

 

Le Conseil constitutionnel s’est prononcé sur la loi « anti-burqa », estimant que « le législateur a adopté des dispositions qui assurent, entre la sauvegarde de l'ordre public et la garantie des droits constitutionnellement protégés, une conciliation qui n'est pas manifestement disproportionnée »[1]. Mais quelle conception de l’ordre public est ici évoquée ? Certainement pas celle que nous venons de décrire[2]. C’est pourtant la seule possible, sans quoi l’Etat ne remplirait plus son rôle originel de protecteur des libertés et deviendrait illégitime. Dès lors, peut-on encore parler d’ordre public ?

 

Dans un premier temps, le Conseil d’Etat, dans son rapport du 25 mars 2010, rappelle que « la sécurité publique, qui constitue la principale composante de l’ordre public matériel, ne pourrait pas non plus fonder une interdiction générale du seul voile intégral. Le voile intégral n’a pas en effet, en tant que tel et à ce jour, soulevé de problèmes de sécurité publique particuliers, de troubles à l’ordre public ou de réactions violentes de nature à justifier une interdiction générale de son port pour ce motif »[3]. 

C’est donc finalement une « conception renouvelée »[4] de l’ordre public basée sur les « exigences minimales de la vie en société »[5] qui est consacrée par le Conseil constitutionnel, conception que n’avait pas manqué d’évoquer le Conseil d’Etat dans son rapport du 25 mars 2010. Une question mérite néanmoins d’être posée : ce type d’exigences n’existait-il pas déjà, notamment dans la Déclaration de 1789 et plus largement en vertu du principe d’Egalité dont procède l’Etat démocratique[6], de par l’obligation faite à chacun de se maintenir dans sa sphère ?

L’ordre public requiert en effet de l’individu qu’il exercer un contrôle sur sa personne, mais seulement sur sa personne, c’est-à-dire que son attitude ne s’inscrive pas dans la provocation et le rapport de domination. Ainsi, les « exigences minimales de la vie en société » semblent être au cœur du concept « traditionnel »[7] d’ordre public, en ce que leur respect assure à tout le monde la jouissance des mêmes libertés à l’identique.

Les distinctions jurisprudentielles ou doctrinales opérées sur la notion paraissent dès lors superficielles, l’ordre public n’ayant qu’un objet unique. Un ordre public fondé sur les « exigences minimales de la vie en société » distinct d’un autre type d’ordre public n’est donc que fiction.

Il n’existe finalement qu’une seule forme d’ordre public : celle qui assure la jouissance par tous des mêmes libertés dans des conditions identiques, c'est-à-dire celle qui coïncide avec la finalité de l’Etat, ce dernier ne pouvant prendre de mesures coercitives que pour satisfaire aux objectifs qui lui ont été assignés.

 

 

Ensuite, il est nécessaire de rappeler que la dissimulation du visage par tout moyen (puisque, ne l’oublions pas, la prohibition n’est pas limitée au voile intégral, mais à l’ensemble des moyens de dissimulation du visage[8], ce qui rend d’autant plus fort son impact négatif sur les droits et libertés constitutionnellement protégés), dans la mesure où elle n’est pas imposée, relève de l’autodétermination. Ce faisant, l’individu exerce un contrôle sur son être, ne soulevant aucune difficulté dans la mesure ou cela ne s’accompagne d’aucun prosélytisme ou autre action plus violente, empiétant sur l’espace commun et plus généralement, tant que l’attitude ne s’inscrit en aucun cas dans un rapport de force. Nul ne s’approprie au-delà de sa personne, mais chacun peut s’approprier toute sa personne, c'est-à-dire la totalité de l’entité qu’il constitue.

Dans le cas de la dissimulation du visage et donc de la burqa, la loi française prive l’individu de son autonomie, alors qu’aucune raison ne laisse envisager que celui-ci tente d’instaurer un rapport de force par l’appropriation de l’espace commun.

Dès lors, l’Etat pénètre dans la sphère d’autodétermination d’autrui (sphère dont l’individu sort à l’entrée dans le rapport de force) ; « je » est empêché d’être « je » et devient alors une composante de la société dont il serait la "propriété" : avant d’être une entité décisionnelle indépendante, l’individu est considéré comme élément de l'Etat et de la société, ce qui s’avère pratiquement impossible puisque c’est l’agrégation d’individus qui permet l’existence de ceux-ci.

Ainsi, par l’inversion du schéma naturel, rendant l’individu accessoire de l’Etat, autrui est dépossédé de lui-même. Et qu’est-ce que l’aliénation[9] sinon l’ « état de l’individu dépossédé de lui-même par la soumission de son existence à un ordre de chose auquel il participe mais qui le domine »[10].

 

Dans la loi interdisant la dissimulation du visage dans l'espace public , la notion d’ordre public est donc dépassée. La loi, réputée fondée sur les exigences relatives à la « sauvegarde de l’ordre public »[11] repose en fait sur une dichotomie artificielle visant à parer la loi du 11 octobre 2010 d’atours démocratiques. Mais en fin de compte, il ne s'agit que d'une vaste supercherie menant à l’usurpation, par une pensée apanage des strates les plus basses de l’évolution, de la légitimité attachée aux mesures protectrices des droits de l’homme.

La loi « anti-burqa » n’a pas de fondement, puisque celui supposé s’avère inexistant. Mais les « sages » pensionnaires du Palais-Royal, dont les décisions « ne sont susceptibles d'aucun recours »[12] et « s'imposent aux pouvoirs publics et à toutes les autorités administratives et juridictionnelles »[13], en ont décidé autrement, dans une décision marquée d’irraison. Ne rencontrant aucune opposition juridique, les pouvoirs politiques ont ainsi tout loisir de piétiner l'Etat de droit dans une indifférence quasi-générale.

 

 

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[1] CC, 2010-613 DC, 7 octobre 2010, Loi interdisant la dissimulation du visage dans l’espace public, cons.5.

[2] Cf. supra : maintenir l’ordre public revient à assurer à tous la jouissance des mêmes droits et libertés dans des conditions identiques (Partie 2).

[3] Rapport du 25 mars 2010, p. 20.

[4] Rapport du 25 mars 2010, p. 26.

[5] CC, 2010-613 DC, cons. 3.

[6] Puisque, rappelons-le, l’Etat doit permettre à tous de jouir de leur liberté dans des conditions identiques.

[7] Nous utilisons le terme « traditionnel » pour montrer que ces exigences ne sont pas nouvelles. Cependant, nous ne sous-entendons en aucun cas qu’il existerait un ordre public ancien et un ordre public nouveau distinct l’un de l’autre. La notion est indivisible, ce que nous maintenons tout au long de notre propos.

[8] Circulaire du 3 mars 2011 : « Les tenues destinées à dissimuler le visage sont celles qui rendent impossible l'identification de la personne. Il n'est pas nécessaire, à cet effet, que le visage soit intégralement dissimulé ».

[9] V. sur l’aliénation par le travail : FISCHBACH Franck, « Activité, Passivité, Aliénation. Une lecture des Manuscrits de 1844. », Actuel Marx, n°39, 2006, pp.13-17.

[10] Définition du Petit Larousse 2011.

[11] CC, 2010-613 DC, cons. 5.

[12] Article 62 alinéa 3 de la Constitution du 4 octobre 1958.

[13] Ibid.

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F
<br /> Votre article est très intéressant et très détaillé. Je ne connaissais pas le problème du voile intégral sous cet angle.<br /> Y a-t-il une suite ?<br /> A vous lire,<br /> <br /> Finn<br /> <br /> <br />
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H
<br /> <br /> Bonjour Finn,<br /> <br /> <br /> il est vrai que les médias et la doctrine n'ont pas tellement évoqué ce point. C'est d'ailleurs ce qui m'a poussé à écrire cet article, ayant été déçu par certains commentaires (un peu<br /> trop consensuels à mon goût) publiés dans des revues juridiques.<br /> <br /> <br /> Ensuite, pour répondre à votre question quant à une suite éventuelle, je compte évoquer la position de la Cour européenne des droits de l'homme en quelques mots, pour ne pas finir sur une note<br /> trop sombre. Après, je me lancerai peut-être dans une brève analyse de la décision du Conseil constitutionnel du 7 octobre 2010 relative à la loi "anti-burqa". Voilà les projets du moment !<br /> <br /> <br /> En vous souhaitant bonne lecture et bonne participation.<br /> <br /> <br /> <br />