Décision du 7 octobre 2010 relative à la loi « anti-burqa » : le contrôle de constitutionnalité qui n’en était pas un

Publié le par Hilmar Braken

            La décision du 7 octobre 2010, relative à la loi interdisant la dissimulation du visage dans l’espace public, étonne par sa concision. Au regard de l’agitation précédant l’adoption du texte, l’on aurait pu croire que le Conseil constitutionnel rendrait une décision longue et détaillée. Mais il n’en fût rien.

Ce faisant, il ne risquait pas se substituer au législateur, restant ainsi dans les limites de sa compétence constitutionnellement prévue. Néanmoins, cette prudence louable de prime abord, trouve son pendant dans la contestable qualité de la protection des droits fondamentaux, en tête desquels figurent la liberté personnelle et la liberté de religion.

 

 

Dans le quatrième considérant de sa décision, le Conseil ne cesse de se référer au législateur[1]. Ainsi, il refuse, sans même le dire explicitement, de se prononcer sur l’opportunité d’un texte aux implications politiques conséquentes.

 Cette position, maintes fois réaffirmée depuis la décision dite « IVG » de 1975[2], met en lumière les limites de la compétence du Conseil qui doit se borner à contrôler le respect des dispositions constitutionnelles par la loi soumise à son examen, sans toutefois bénéficier d’« un pouvoir général d'appréciation et de décision identique à celui du Parlement »[3]. Face à une loi hautement controversée, le juge constitutionnel ne prend donc pas de risque : il se place en retrait, montrant son attachement à la séparation des pouvoirs et à la démocratie, rendant par là même son action « irréprochable ».

 

Si les « sages » agissent avec circonspection, ils  n’en demeurent pas moins juges de la constitutionnalité des lois. En cette qualité, ils procèdent donc à l’examen du texte, affirmant que le législateur a souhaité préserver la « sécurité publique », les « exigences minimales de la vie en société » ainsi que les principes de « liberté » et d’ « égalité »[4]. En outre, le Conseil précise « qu'en adoptant les dispositions déférées, le législateur a ainsi complété et généralisé des règles jusque-là réservées à des situations ponctuelles à des fins de protection de l'ordre public »[5].

Le contrôle met donc en évidence les arguments constitutionnels ayant présidé à l’adoption du texte par le Parlement. Ce dernier aurait été animé dans son action par des velléités protectrices de la Constitution, facilitant ainsi la tâche du juge constitutionnel, qui n’a qu’à établir un constat de l’action législative, n’estimant pas nécessaire de se prononcer dans le détail.

Le laconisme du Conseil est donc parlant : les « bonnes intentions » du législateur semblent justifier sa position retirée, ainsi que le contrôle succinct. En effet, il conclut à l’absence de disproportion manifeste entre les impératifs de sauvegarde de l’ordre public et la garantie des droits constitutionnellement protégés, « eu égard aux objectifs » que s’est assigné le législateur et à la peine fixée en cas de méconnaissance de l’interdiction[6]. Ainsi, le seul élément permettant d’apprécier la constitutionnalité de la volonté parlementaire, est le constat fait par le Conseil de la proportionnalité de la peine encourue par rapport à l’infraction commise. Le contrôle pratiqué « a [alors] toutes les allures d’un contrôle minimum »[7].

 

Face à cela, un constat s’impose : en se limitant à faire l’exposé de la volonté législative, le contrôle de constitutionnalité s’affranchit de l’objectivité qui en constitue l’essence. Dès lors, parler de contrôle de constitutionnalité dans le cas qui nous occupe n’a rien de réaliste, puisqu’un le contenu désigné ne colle plus au terme.

Concilier les droits et libertés afin de parvenir à optimum démocratique est en effet le but d'un tel contrôle[8]. Pour ce faire, la confrontation de dispositions législatives données aux normes constitutionnelles est nécessaire et c’est au regard de la capacité intrinsèque de la loi à parvenir à l’optimum souhaité que la constitutionnalité s’apprécie.

Or dans le cas présent, la constitutionnalité de la loi procède des intentions du législateur. La conformité à ces « projets » suffit à conférer une coloration constitutionnelle aux dispositions de la loi examinée : le texte valide n’est donc plus celui conforme à la Constitution et à ses normes objectives d’essence naturelle (comme le sont la liberté personnelle ou la liberté de religion), mais celui conforme aux buts du législateur.

      Ainsi, la norme de référence du Conseil n’est pas en l'occurrence la Constitution et ses droits et libertés objectifs[9], mais la volonté du législateur orientée vers la réalisation de buts se voulant respectueux de l’optimum démocratique. Les desseins subjectifs du Parlement sont fictivement considérés comme objectifs, atteignant ainsi le contrôle de constitutionnalité dans sa substance qui, in fine, devient accessoire. Nous sommes alors confronté à un problème de logique puisqu'en somme, le Conseil ne fait que contrôler la loi par rapport à elle-même, cette dernière n’étant autre que l’expression de la volonté parlementaire. Cela équivaut au final à dire au législateur : « Attention, si votre volonté n’est pas conforme à votre volonté, je censure ». L’on comprend alors l’absurdité du raisonnement et l’on voit à quel point le tour de passe-passe auquel s’est livré le Conseil est habile. Toutefois, si en parvenant à faire croire à un contrôle de constitutionnalité pourtant inexistant il lève toute incertitude sur ses talents d'illusioniste, sa capacité à protéger les droits et libertés contenus dans la Constitution, quant à elle, a de quoi laisser dubitatif.

 

       En refusant de prendre la place du législateur, le Conseil constitutionnel ne remplit même pas sa propre compétence. Il dispose en effet des outils constitutionnels lui permettant d’exercer son contrôle[1] sans empiéter sur l’opportunité parlementaire, mais ne s’en sert pas. Ne voulant pas investir le champ politique, il se laisse finalement envahir par lui au détriment de sa mission démocratique. Le garant d’un ordre objectif de valeur qu’il est s’efface alors pour laisser libre cours au fruit des passions partisanes, à savoir la loi interdisant la dissimulation du visage dans l’espace public.

 

 

 

 

 

Le texte de la décision (consultable sur Legifrance)
 
 
 
Décision n° 2010-613 DC du 7 octobre 2010

NOR: CSCL1025794S

 


LOI INTERDISANT LA DISSIMULATION DU VISAGE
DANS L'ESPACE PUBLIC


Le Conseil constitutionnel a été saisi, le 14 septembre 2010, par le président de l'Assemblée nationale et par le président du Sénat, dans les conditions prévues à l'article 61, deuxième alinéa, de la Constitution, de la loi interdisant la dissimulation du visage dans l'espace public.
Le Conseil constitutionnel,
Vu la Constitution ;
Vu l'ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 modifiée portant loi organique sur le Conseil constitutionnel ;
Le rapporteur ayant été entendu ;
1. Considérant que le président de l'Assemblée nationale et le président du Sénat défèrent au Conseil constitutionnel la loi interdisant la dissimulation du visage dans l'espace public ; qu'ils n'invoquent à l'encontre de ce texte aucun grief particulier ;
2. Considérant que l'article 1er de la loi déférée dispose : « Nul ne peut, dans l'espace public, porter une tenue destinée à dissimuler son visage » ; que l'article 2 de la même loi précise : « I. Pour l'application de l'article 1er, l'espace public est constitué des voies publiques ainsi que des lieux ouverts au public ou affectés à un service public. ― II. L'interdiction prévue à l'article 1er ne s'applique pas si la tenue est prescrite ou autorisée par des dispositions législatives ou réglementaires, si elle est justifiée par des raisons de santé ou des motifs professionnels, ou si elle s'inscrit dans le cadre de pratiques sportives, de fêtes ou de manifestations artistiques ou traditionnelles » ; que son article 3 prévoit que la méconnaissance de l'interdiction fixée à l'article 1er est punie de l'amende prévue pour les contraventions de la deuxième classe ;
3. Considérant qu'aux termes de l'article 4 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 : « La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui : ainsi, l'exercice des droits naturels de chaque homme n'a de bornes que celles qui assurent aux autres membres de la société la jouissance de ces mêmes droits. Ces bornes ne peuvent être déterminées que par la loi » ; qu'aux termes de son article 5 : « La loi n'a le droit de défendre que les actions nuisibles à la société. Tout ce qui n'est pas défendu par la loi ne peut être empêché, et nul ne peut être contraint à faire ce qu'elle n'ordonne pas » ; qu'aux termes de son article 10 : « Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l'ordre public établi par la loi » ; qu'enfin, aux termes du troisième alinéa du Préambule de la Constitution de 1946 : « La loi garantit à la femme, dans tous les domaines, des droits égaux à ceux de l'homme » ;
4. Considérant que les articles 1er et 2 de la loi déférée ont pour objet de répondre à l'apparition de pratiques, jusqu'alors exceptionnelles, consistant à dissimuler son visage dans l'espace public ; que le législateur a estimé que de telles pratiques peuvent constituer un danger pour la sécurité publique et méconnaissent les exigences minimales de la vie en société ; qu'il a également estimé que les femmes dissimulant leur visage, volontairement ou non, se trouvent placées dans une situation d'exclusion et d'infériorité manifestement incompatible avec les principes constitutionnels de liberté et d'égalité ; qu'en adoptant les dispositions déférées, le législateur a ainsi complété et généralisé des règles jusque-là réservées à des situations ponctuelles à des fins de protection de l'ordre public ;
5. Considérant qu'eu égard aux objectifs qu'il s'est assignés et compte tenu de la nature de la peine instituée en cas de méconnaissance de la règle fixée par lui, le législateur a adopté des dispositions qui assurent, entre la sauvegarde de l'ordre public et la garantie des droits constitutionnellement protégés, une conciliation qui n'est pas manifestement disproportionnée ; que, toutefois, l'interdiction de dissimuler son visage dans l'espace public ne saurait, sans porter une atteinte excessive à l'article 10 de la Déclaration de 1789, restreindre l'exercice de la liberté religieuse dans les lieux de culte ouverts au public ; que, sous cette réserve, les articles 1er à 3 de la loi déférée ne sont pas contraires à la Constitution ;
6. Considérant que l'article 4 de la loi déférée, qui punit d'un an d'emprisonnement et de 30 000 € d'amende le fait d'imposer à autrui de dissimuler son visage, et ses articles 5 à 7, relatifs à son entrée en vigueur et à son application, ne sont pas contraires à la Constitution,
Décide :

Article 1


Sous la réserve énoncée au considérant 5, la loi interdisant la dissimulation du visage dans l'espace public est conforme à la Constitution.

Article 2


La présente décision sera publiée au Journal officiel de la République française.
Délibéré par le Conseil constitutionnel dans sa séance du 7 octobre 2010, où siégeaient : M. Jean-Louis DEBRÉ, président, M. Jacques BARROT, Mme Claire BAZY MALAURIE, MM. Guy CANIVET, Michel CHARASSE, Jacques CHIRAC, Renaud DENOIX de SAINT MARC, Valéry GISCARD d'ESTAING, Mme Jacqueline de GUILLENCHMIDT et M. Pierre STEINMETZ.


Le président,

Jean-Louis Debré


[1] « Le législateur a estimé », « qu'il a également estimé », « le législateur a ainsi complété et généralisé ».

[2] CC, 15 janvier 1975, n° 74-54 DC, cons. 1 : « Considérant que l'article 61 de la Constitution ne confère pas au Conseil constitutionnel un pouvoir général d'appréciation et de décision identique à celui du Parlement, mais lui donne seulement compétence pour se prononcer sur la conformité à la Constitution des lois déférées à son examen ».

[3] CC, n° 74-54 DC, cons. 1.

[4] CC, 7 octobre 2010, n° 2010-613 DC, cons. 4.

[5] CC, n° 2010-613 DC, cons. 4.

[6] CC, n° 2010-613 DC, cons. 5.

[7] LEVADE A., « Epilogue d’un débat juridique : l’interdiction de la dissimulation du visage dans l’espace public validée ! », JCPG, n° 43, 25 octobre 2010, p. 1981.

[8] A propos de l’optimum démocratique, voir notre article précédent : « Loi « anti-burqa » et ordre public : la démocratie en danger ? ».

[9] Objectifs car transcendantaux, en ce sens qu’ils sont naturels et doivent être pris en compte dans le développement des individus, ce que rappelle la DDHC qui, en sont préambule « reconnaît et déclare » des droits tels que la liberté de religion qui nous intéresse en l’espèce.

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