Loi "anti-burqa" et ordre public : la démocratie en danger ? (Partie 3/4)

Publié le par Hilmar Braken

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II.                   Le maintien de l’ordre public, fondement de l’Etat démocratique

 

 

 

     Ayant valeur constitutionnelle depuis 1981[1], la « prévention d'atteintes à l'ordre public » s’avère être l’assise juridique de la loi du 11 octobre 2010.

      L’idée d’ordre public n’est toutefois pas nouvelle, puisque les articles 4 et 5 de la Déclaration des Droits de l’Hommes et du Citoyen[2] (DDHC), rappelés par le Conseil constitutionnel dans sa décision du 7 octobre 2010, s’en font le vecteur. A l’observation de ces deux dispositions, il est évident qu’ordre public et préservation de la liberté de chacun s’entremêlent[3] pour ne plus faire qu’un[4]. En effet, l’Etat empêche toute prééminence des intérêts d’un quelconque individu sur ceux des autres. A contrario, tout ce qui ne nuit pas ou qui n’a pas de fortes chances de nuire à autrui ou à la société[5] est permis.

 

Dans le cadre de l’espace public, la nuisance causée à autrui naît avec l’accaparation d’une partie de cet espace par un individu ou un groupe d’individus donné. En effet, toute occupation (matérielle ou sensorielle) d’un terrain par quiconque, revient à en exclure les autres, ou tout du moins à réduire leur potentialité de s’en saisir, puisqu’un espace ne saurait être occupé par plusieurs entités. Cette mise en infériorité, du fait qu’une personne aurait le pouvoir de posséder un territoire donné au détriment d’une autre, met en évidence un déséquilibre des forces, menaçant de mettre à mal l’égale jouissance de leur liberté par tous les individus. Dès lors émerge un risque conflictuel.

La préservation de l’ordre public (et donc de l’optimum démocratique) incite alors l’Etat à considérer comme violent, tout acte risquant de rompre cette égale jouissance de la liberté et de mener au conflit. Ainsi, la provocation (prosélytisme, monopolisation d’un espace, agressivité verbale…) tout comme le combat (pour la conservation de sa sphère de liberté) qui en résulte (altercation, agitation,…) sont proscrits. Par conséquent, l’espace public - dans lequel la loi du 11 octobre 2010 interdit la dissimulation du visage, notamment par le biais du voile intégral - est un espace commun, insusceptible d’appropriation par quiconque en vertu des impératifs précités.

Cette vision de l’ordre public se fonde sur le risque réel, puisque l’objectif est de replacer un individu sorti de sa sphère dans celle-ci ou alors de l’y maintenir, les probabilités pour qu’il s’en extraie étant très élevées au vu d’indices tangibles[6].

Les mesures d’ordre public ne sauraient alors être frappées du sceau de la permanence. Au moment ou l'individu cesse de représenter un danger, elles ne sont plus nécessaires et donc plus valables[7].

   

            Cependant, si l’individu ne doit accaparer l’espace public, il ne peut faire autrement que de se posséder lui-même. Un individu se définit en tout premier lieu comme un  individu et ne saurait s’affranchir de cet état de fait transcendantal. Affirmer le contraire reviendrait à nier le « cogito ergo sum » mis en lumière par Descartes. Tant que l’individu cherche à se posséder[8] et non à conquérir l’espace commun ou à soumettre les autres individus, rien ne peut lui être reproché, puisqu’il ne fait qu’être ce qu’il est, à savoir un individu.

       Autrement dit, « je » n’existe que parce qu’il est « je ». Interdire à « je » d’être « je » équivaut à priver celui-ci d’existence. Dès lors, toute interdiction faite à un individu de se comporter uniquement comme tel équivaut à le nier. C'est cet écueil que doit à tout prix éviter l'Etat.

 

      Maintenir l’ordre public peut donc avoir un impact substantiel sur les libertés individuelles, jusqu’à franchir le seuil au-delà duquel la conservation de la société démocratique, but ultime de l’Etat, cède le pas à l’autoritarisme, voire à la tyrannie. La frontière, parfois difficile à distinguer en ce qu’elle demande recul et clairvoyance, risque donc d’être franchie par le législateur passionné.

 

 

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[1] Cons. const., n° 80-127 DC.

[2] Article 4 de la DDHC : « La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui : ainsi, l’exercice des droits naturels de chaque homme n’a de bornes que celles qui assurent aux autres Membres de la Société la jouissance de ces mêmes droits. Ces bornes ne peuvent être déterminées que par la loi ».

Article 5 de la DDHC : « La loi n'a le droit de défendre que les actions nuisibles à la société. Tout ce qui n'est pas défendu par la loi ne peut être empêché, et nul ne peut être contraint à faire ce qu'elle n'ordonne pas ».

[3] L’article 5 évoque les « actions nuisibles à la société ». Dans la théorie rousseauiste du Contrat social, intérêt de la société et intérêt de l’individu sont les mêmes, à savoir la préservation de la liberté de chacun qui va contribuer au bonheur de tous.

[4] ATTENTION ! Il ne faut pas se méprendre : maintenir l’ordre public ne revient pas à concilier intérêt individuel et intérêt de la société en tant que tel. Le but est de concilier intérêt individuel et intérêt de la société en tant que cette dernière n’a d’intérêt que la conciliation des divers intérêts individuels entre eux. En résumé, le seul objectif de l’Etat est la conservation de la sphère d’autodétermination de chacun. En ce sens, l’Etat n’est pas l’arme d’une majorité partageant avec lui sa sphère d’autodétermination, incluant des considérations morales ou religieuses par exemple.

[5] En ce que la société est constituée d’individus ayant tous intérêt à la préservation de leurs libertés, de leur sphère d’autodétermination.

[6] L’on pourrait reprendre l’expression utilisée par le Conseil d’Etat dans son rapport du 25 mars 2010 en parlant de « probabilité suffisamment forte qu’ils [les troubles à l’ordre public] surviennent ».

[7] A titre d’illustration, l’on peut évoquer la nécessité de découvrir son visage lors de contrôles d’identité. L’obligation est ici limitée dans le temps, puisqu’elle ne s’applique pas avant la vérification et n’a pas vocation à se prolonger au-delà.

[8] On pourrait dire : à s’autodéterminer.

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